Shapiro et l’EMDR
Comme écrit dans mon livre « psychothérapies pour le trouble du stress post-traumatique » p.107 :
« L’histoire de l’EMDR commence en 1987 lorsque Francine Shapiro s’aperçoit, lors d’une balade, que ses pensées perturbantes, qui revenaient d’habitude en boucle, disparaissaient soudainement, puis revenaient à l’esprit avec une charge émotionnelle moindre, et ce sans aucun effort particulier. En y prêtant attention, il lui semble que ses yeux bougent très rapidement spontanément lorsque les pensées perturbantes apparaissent. Six mois plus tard, elle en fait une procédure standard pour diminuer les symptômes d’angoisse : la désensibilisation par les mouvements oculaires‒ EMD. En 1990, l’EMD deviendra l’EMDR avec une insistance sur les théories de traitement de l’information plutôt que sur la désensibilisation. En 2000, à la suite d’une série d’études cliniques, la Société internationale des études de stress post-traumatique a désigné l’EMDR comme un traitement efficace pour le stress post-traumatique. Le département de la Santé du Royaume-Uni suivra un an plus tard (Shapiro, 2007), non sans controverses (Ost et Easton, 2006). En 2002, Shapiro reçoit le prix Sigmund Freud pour son apport à la psychothérapie. Francine Shapiro est décédée le 16 juin 2019 à l’âge de 71 ans, laissant un empire derrière elle : l’Institut d’EMDR‒ qui en fait la promotion en Amérique du Nord‒, EMDR Europe‒ qui inclut trente-deux associations nationales faisant la promotion de l’EMDR‒ et EMDR Global Alliance‒ qui vise à établir des liens entre les associations de promotion des différents continents. »
Idées reçues sur Shapiro et la thérapie EMDR
Q1 : Francine Shapiro était Docteure en psychologie.
Q2 : La pratique de l’EMDR est protégée par la loi.
Q3 : Shapiro reste une figure active dans le développement de la thérapie EMDR
Les réponses ici
Q1 : F. Shapiro était Docteur en littérature anglaise. Elle n’était ni psychologue, ni psychiatre mais elle s’est entourée de spécialiste pour développer le traitement. Avec le recul, il est compréhensible qu’une méthode venant de quelqu’un qui n’était pas du métier et associée à des explications non-scientifiques ait d’abord été vivement critiquée (McNally, 1999,1999). Le hasard a fait que cette méthode justement, allait devenir un des traitements internationaux reconnus internationalement aujourd’hui (ISTSS, 2017).
Q2 : La psychothérapie est non-brevetable.
Comme le precise la legislation Européenne concernant les brevets: “ Les brevets européens ne peuvent être délivrés pour les « méthodes de traitement du corps humain ou animal par chirurgie ou thérapie et les méthodes de diagnostic pratiquées sur le corps humain ou animal » (European Patent Office, 2024). Il en ressort que toute personne peut pratiquer légalement l’EMDR ou une autre méthode psychothérapeutique, qu’elle que soit sa formation. Par contre, l’exercice légal de la psychothérapie est légiféré dans les pays européens en étant réservé aux psychiatres, psychologues cliniciens, etcétéra (SPF Santé Publique, 2019).
Cela n’empêche pas qu’une formation rigoureuse dans une méthode centrée sur le trauma soit indispensable. Peu importe l’organisme de formation, le fait de surestimer l’efficacité d’une méthode — et, plus encore, d’en minimiser les possibles effets indésirables — rend son utilisation hasardeuse et potentiellement dommageable pour les patients.
À mon sens, seules une supervision régulière, une délimitation claire des indications pour lesquelles la méthode a démontré son efficacité (par exemple, le trouble de stress post-traumatique), une évaluation approfondie des facteurs de sécurité (au-delà de ceux initialement décrits par Shapiro), ainsi qu’une connaissance lucide de ses limites et un regard critique fondé sur les données scientifiques les plus récentes permettent de prévenir les dérives et de garantir une pratique thérapeutique sécuritaire.
Q3 : Comme nous l’avons dit dans le texte d’introduction, F. Shapiro est décédée en 2019 à l’âge de 71 ans (Warren, 1999). Il est certain que c’était une pionnière et une entrepreneuse hors du commun.
Pour une approche critique et décentralisée de l’EMDR
Je suis parfois confronté sur les réseaux sociaux à des personnes qui défendent une vision conservatrice de l’EMDR de Shapiro : il faudrait se former uniquement aux Instituts qui étaient auparavant reconnus par celle-ci et appliquer son protocole à la lettre. Bien entendu, nous pouvons avoir des opinions différents et c’est une bonne chose, mais si cette opinion veut s’imposer sur les autres, si elle devient dogmatique, cela présente plusieurs dangers.
L’EMDR de Shapiro a des limites
L’EMDR a la même efficacité thérapeutique que les autres traitements internationaux recommandés pour traiter le trouble du stress post-traumatique (TSPT), à savoir environ 70% de guérison en 10 à 12 séances (Grunert et al., 2007).
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Mais si on veut être complet sur les limites des études de validation de l’EMDR, nous devons dire ceci : un nombre inconnu (X) de participent pas aux études cliniques ou en sont exclus, environ 20% des participants abandonneront le traitement pour des raisons diverses, et sur les participants restants, 30% présenteront un TSPT à la fin du traitement. L’EMDR fait partie des meilleurs traitements disponibles pour le TSPT mais elle est perfectible et un esprit critique et de nouveaux apports peuvent être pertinents.
La recherche d’un souvenir source est controversée
D’après Shapiro, les réseaux traumatiques seraient associés autour de l’événement traumatique le plus précoce et ses affects associés (Shapiro, 2007). Ce postulat n’a été confirmé par aucune étude.
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Dans les autres traitements du TSPT reconnus internationalement, il est plutôt conseillé de traiter l’événement le plus perturbant actuellement. Il s’agit par exemple de l’événement qui produit le plus d’intrusions désagréables et de cauchemars (Resick et al., 2017) ou celui qui est le plus stressant actuellement pour le patient (Foa et al., 2007). Il serait évidemment intéressant de l’étudier en comparant les deux façons de choisir l’événement à cibler, mais cela n’a pas été fait. Notons également n’est pas sûr que la recherche du souvenir source soit appliquée dans les études de validation de l’EMDR. Shapiro a été ambivalente sur ce point. « Alors que les victimes de TSPT ayant pour origine un seul événement peuvent être traitées avec l’EMDR en ciblant le souvenir traumatique, la plupart des patients auront besoin d’un traitement plus complet. Il devrait comprendre le ciblage séquentiel de ses expériences précoces cruciales de référence » (Shapiro, 2007, p.131).
Shapiro proposait des techniques de récupération de souvenir’
Dans l’EMDR de Shapiro, on recommande l’utilisation de techniques de récupération de souvenir. Comme je l’ai écrit dans « psychothérapie pour le trouble du stress post-traumatique », p.75 :
« Pour trouver le souvenir source, Shapiro n’a pas hésité à recommander des techniques de récupération de souvenir. Si le patient ne parvient pas à identifier un souvenir passé, le praticien est tenu d’insister en demandant au patient de se concentrer sur les sensations liées à l’image puis de laisser son esprit flotter vers le passé à la recherche du ou des événements (floatback) ; si le patient ne parvient toujours pas à identifier un souvenir passé, le praticien est tenu d’insister en demandant au patient de se concentrer sur la première fois qu’il a ressenti ces émotions et sensations (pont-affect). »
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es techniques posent question car elles sont suspectées de pouvoir induire des faux-souvenirs. De plus, elles ne sont pas utilisées dans des traitements recommandés internationalement pour le TSPT comme la CPT (Resick et al., 2017) ou l’exposition prolongée (Foa et al., 2007). La recommandation est de réaliser un index des traumas puis de sélectionner l’événement le plus perturbant (ou produisant le plus d’intrusions) actuellement. De notre point de vue, les méthodes de récupération de souvenir constituent donc un risque injustifié de faux-souvenir et en conséquence, non-déontologique.
Les faux-souvenirs sont des reconstructions mentales d’événements qui ne se sont pas produits ou qui se sont produits différemment de la réalité du souvenir (Gleaves et al., 2006). D’ailleurs, Foa et al. (2007) prennent soin de préciser que le protocole d’EP ne devrait jamais être utilisé pour aider les personnes à se souvenir d’un trauma dont elles n’ont qu’une impression ou un vague sentiment. Ces traumas sont donc exclus du protocole. Le site Psyfmfrance, qui a pour objectif de sensibiliser et d’accompagner les personnes et leurs proches face aux faux souvenirs induits en thérapie, regorge de témoignages de personnes qui se sentent détruites par l’expérience d’une récupération d’un souvenir traumatique induit en thérapie De nombreux cas de faux-souvenirs sont rapportés aux États-Unis et en Europe (Pathitis et Pendergrast, 2018 ; Shaw et Vredeveldt, 2018).
Un poids trop grand donné au mouvement oculaire (double-attention)
EMDR est l’acronyme de Eye Movement Desensitization and Reprocessing (ou désensibilisation et retraitement par le mouvement oculaire). Comme son nom l’indique, le mouvement oculaire est central dans la méthode. Shapiro (2007) avait cependant fait évolué la technique en incluant aussi les tapotements (le tapping) ou les sons bilatéraux. Nous savons aujourd’hui que cet impact est présent mais faible, et que la bilatéralité n’est pas importante.
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Lee et Cujpers (2013) ont étudié l’efficacité de l’EMDR avec ou sans le mouvement oculaire en se basant sur quinze études disponibles. Après avoir retiré deux études qui avaient des résultats significativement différents des autres études, ils ont observé que la taille d’effet était faible (g = 0,27). Donc le mouvement oculaire a tout au plus un effet marginal sur l’efficacité de l’EMDR.
Sack et al. (2016) ont observé qu’il n’y avait pas de différence d’efficacité entre l’ exposition avec mouvements oculaires (EM) et l’ exposition avec fixation statique (EF) [ la main est fixe et ne bouge pas]. Cela remet donc en question l’hypothèse d’une plus-value de la bilatéralité.
Pour reprendre Landin-Romero et al. (2018): « Malgré le nombre croissant d’études publiées ces dernières années, la recherche sur les mécanismes sous-jacents de la thérapie EMDR n’en est encore qu’à ses débuts. Des études sur des populations cliniques et non cliniques bien définies, des échantillons de plus grande taille et un contrôle méthodologique plus strict sont encore nécessaires pour établir des conclusions solides. »
Réfutation, indépendance concurrentielle et démocratie
Nous avons vu pourquoi une approche critique et décentralisée de l’EMDR de Shapiro était utile. Mais cette approche non-dogmatique repose sur au moins trois piliers à défendre : réfutation, indépendance et démocratie.
Réfutation
Par réfutation , je veux dire la possibilité de pouvoir contredire une théorie ou un principe établi ; que ce soit perçu comme une démarche constructive qui permet de faire avancer les traitements vers une meilleure qualité. Comme l’a écrit Popper (1963) : “Le véritable scientifique n’est pas celui qui défend ses théories jusqu’à la mort, mais celui qui les expose au risque de la réfutation.”
Indépendance
Par indépendance, nous voulons dire que tous les acteurs ne sont pas liés par le même intérêt. Le risque est un système clos où les livres publiés, les formations proposées et même les articles scientifiques publiés sont liés aux même personnes de façon dépendante. L’indépendance permet à des visions différentes de coexister. Elle nécessite donc une saine concurrence.
Démocratie
Le philosophe Karl Popper, connu pour ses théories sur la nécessité d’une théorie scientifique de pouvoir être contredite, associait ses principes d’empirisme et d’esprit critique à la démocratie. Comme il l’a écrit après la seconde guerre mondiale “L’attitude dogmatique, c’est-à-dire la croyance en la possession de la vérité ultime, est l’ennemie la plus redoutable de la société ouverte” (Popper, 1945, p.487). En effet, le dogmatisme idéologique mène à la violence, car il refuse le pluralisme. Alors qu’une attitude critique (ou « rationalisme critique ») favorise la tolérance, le dialogue et la démocratie. Être antidogmatique, c’est accepter que nos convictions peuvent être erronées, que toute connaissance est provisoire, et que le désaccord est moteur de progrès.
SOURCES
European Patent Office. (2024). 4.2 Surgery, therapy and diagnostic methods. In Guidelines for examination under the European Patent Convention (EPC). https://www.epo.org/en/legal/guidelines-epc/2024/g_ii_4_2.html
Foa, E. B., Hembree, E. A., & Rothbaum, B. O. (2007). Prolonged exposure therapy for PTSD: Emotional processing of traumatic experiences; therapist guide. Oxford University Press.
INTERNATIONAL SOCIETY OF TRAUMATIC STRESS STU DIES, (ISTSS) (2019). Posttraumatic stress disorder prevention and treatment gui delines. ISTSS. Consulté le 11/04/2021 sur https://istss.org/clinical-resources/ treating-trauma/new-istss-prevention and-treatment-guidelines
Landin-Romero, R., Moreno-Alcazar, A., Pagani, M., & Amann, B. L. (2018). How does eye movement desensitization and reprocessing therapy work? A systematic review on suggested mechanisms of action. Frontiers in Psychology, 9, 1395. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2018.01395
Lee, C. W., & Cuijpers, P. (2013). A meta-analysis of the contribution of eye movements in processing emotional memories. Journal of Behavior Therapy and Experimental Psychiatry, 44(2), 231-239. https://doi.org/10.1016/j.jbtep.2012.11.001
McNally, R. J. (1999). On eye movements and animal magnetism: A reply to Greenwald’s defense of EMDR. Journal of Anxiety Disorders, 13, 617–620.
McNally, R. J. (1999). Research on eye movement desensitization and reprocessing (EMDR) as a treatment for PTSD. PTSD Research Quarterly, 10(1), 1–7.
Orban, P. (2022). Psychothérapies pour le trouble du stress post-traumatique : Exposition prolongée – Retraitement cognitif – Thérapie cognitive du TSPT – EMDR. Dunod.
Popper, K. R. (1963). Conjectures and refutations: The growth of scientific knowledge. London: Routledge & Kegan Paul.
Popper, K. R. (1945). The open society and its enemies (Vols. 1–2). London: Routledge.
Resick, P. A., Monson, C. M., & Chard, K. M. (2017). Cognitive processing therapy for PTSD: A comprehensive manual. Guilford.
Sack, M., Zehl, S., Otti, A., Lahmann, C., Henningsen, P., Kruse, J., & Stingl, M. (2016). A comparison of dual attention, eye movements, and exposure only during eye movement desensitization and reprocessing for posttraumatic stress disorder: Results from a randomized clinical trial. Psychotherapy and Psychosomatics, 85(6), 357-365.
Shapiro, F. (2007). Manuel d’EMDR : Principes, protocoles, procédures. Dunod Inter-Éditions.
Service public fédéral Santé publique, Sécurité de la chaîne alimentaire et Environnement. (2019, 28 mars). Psychothérapie. https://www.health.belgium.be/fr/psychotherapie
Warren, P. (2019, July 15). Francine Shapiro obituary. The Guardian. https://www.theguardian.com/science/2019/jul/15/francine-shapiro-obituary
Pierre Orban
Psychologue Clinicien – Formateur FCPS
Livre en lien
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« A lire absolument pour améliorer ses prises en charge psychothérapeutiques. » Frédéric Chapelle, Psychiatre et Conférencier
« Il va trouver sa place dans la revue de littérature de notre diplôme de psychologie d’urgence et TCC. » Sylvain Goujard, Fondateur du Diplôme Universitaire en psychologie d’urgence et TCC
« En conclusion, compte tenu de la rigueur scientifique de l’ouvrage, du fait que de nombreuses stratégies thérapeutiques d’excellence dans le TSPT sont rapportées (pour certaines peu connues du public francophone), des nombreux exemples de cas cliniques, il m’est facile de recommander sa lecture aussi bien aux étudiants qu’aux professionnels pratiquant depuis des années, voire à des enseignants universitaires » Martine Bouvard, Professeure de psychologie clinique


